Philosophie

De la théorie du chaos à la mort du Grand Architecte de l’Univers

Depuis une trentaine d’années les travaux sur le désordre, ou chaos, se sont multipliés. Ils ont conduit non seulement à de nouveaux concepts mathématiques mais aussi à une nouvelle perception et à une nouvelle analyse du monde.

Catastrophes

Présentons tout d’abord une expérience simple. Elle permet de définir ce qu’est le chaos.

Imaginons un fil à plomb : un point fixe, une corde, un plomb. S’il oscille dans le vide, ce sera sans frottement, indéfiniment. En revanche s’il est placé dans l’air, il est soumis à des frottements. Ses oscillations étant amorties, son mouvement va décroître régulièrement puis s’arrêter à son point d’équilibre.

Tous les pendules dont le point fixe est sur le prolongement de la corde de notre fil à plomb auront le même point d’équilibre. Ce point constitue ce que l’on appelle un attracteur ponctuel. L’existence d’attracteur peut-être généralisée à d’autres systèmes que celui du pendule. Dans de tels systèmes, il sera possible de définir une trajectoire menant d’un état initial au point attracteur.

Notons, et ceci est fondamental, que les conditions initiales ne jouent pas sur l’attracteur : longueur de la corde, masse du plomb, amplitude des premières oscillations ne vont pas modifier la localisation du point attracteur.

Considérons maintenant un pendule dont le mouvement est plus complexe : arrangeons-nous pour enregistrer son mouvement non sur une surface plane mais sur une portion de sphère. L’extrémité du pendule va alors définir non plus un arc de cercle mais une surface avant d’atteindre le point attracteur.

Compliquons encore et imaginons un tel pendule qui oscille et dont le support oscille également. Pour certaines valeur des mouvements du support, les oscillations du pendule deviennent très complexes. Surtout, elles peuvent changer brutalement. Son extrémité va décrire non plus une seule surface mais deux surfaces. Le passage d’une surface à l’autre est parfaitement imprévisible. Autrement dit, le pendule séjourne pendant des durées de temps variables dans l’un ou l’autre de ces deux modes possibles d’oscillations.

Thom a particulièrement étudié de tels systèmes où existent des bifurcations conduisant brutalement des systèmes d’un état vers un autre. Il a montré qu’il leurs suffit de très peu de chose – des paramètres inaccessibles à l’expérimentateur ou à l’observateur – pour les faire basculer ici ou là. C’est ce qui a été appelé, dans le cas de la prévision des climats, l’effet papillon. Car au point de bifurcation, il suffit que quelque part dans le monde un papillon batte des ailes pour que le climat de la planète change brutalement d’une façon imprévisible.

Thom a donné le nom de catastrophe à ce phénomène : les changements sont brutaux et imprévisibles, comme les catastrophes, bien qu’il ne soient pas catastrophique au sens commun du terme. Simplement, un événement de faible amplitude va précipiter un phénomène, voir un individu, dans un état particulier où il restera un certain temps.

Deux conséquences : premièrement, il n’est pas possibles de prévoir à long terme l’évolution d’un tel système ; deuxièmement, il est illusoire de vouloir expérimentalement reproduire ou modéliser certains phénomènes. En d’autres termes, l’expérimentateur ne peut ni prévoir ni contrôler l’effet papillon. Ainsi, le raisonnement qui consiste à dire les mêmes causes produisent les mêmes effets n’a plus cours car, les mêmes causes n’existent jamais et les mêmes effets peuvent être produits par des causes différentes.

Revenons à notre pendule. À partir d’une certaine valeur de la période d’oscillation de son support, son comportement est désordonné, chaotique. Un phénomènes simple, que l’on peut décrire avec des équations triviales, a engendré un état chaotique. Ce chaos a reçu le nom de chaos déterministique, conjonctions de deux termes contradictoires : situation erratique d’un côté, évolution prévisible de l’autre. Nous verrons plus loin que cette terminologie n’est pas tout à fait innocente et qu’elle masque les derniers soubresauts d’une pensée ancienne.

Quant aux attracteurs ponctuels, on croyait jusqu’à ces dernières années que les seuls possibles étaient des points – comme l’exemple de notre pendule -, des surfaces ou de volumes. Autrement dit, des attracteurs dont les dimensions sont de nombres entiers. Cette vision a complètement été bouleversée par les travaux de Mandelbrot.

Fractales

Mandelbrot décida un jour de mesurer la longueur des côtes de Bretagne. Il s’aperçut de deux choses : d’abord, il n’existait pas dans les livres de réponse à sa question ; ensuite, la longueur de la côte dépendait de l’instrument qu’il utilisait pour la mesurer. S’il prenait un compas et lui donnait une ouverture d’un mètre, il obtenait une valeur approximative, à coup sûr inférieure à celle obtenue s’il utilisait un compas ouvert à dix centimètres, elle même inférieure à celle obtenue avec un compas ouvert à un centimètre, et ainsi de suite… Ces estimations, sans cesse croissantes, auraient dû tendre vers une limite proche de la vraie longueur de la côte, ce qui aurait été exact si celle-ci avait été une ligne ou un cercle. Mais ce n’était pas le cas. La côte était une succession d’aspérités et Mandelbrot prouva que lorsque l’ouverture du compas diminuait, la longueur de la côte croissait sans limite. Les baies et les péninsules révélaient des sous-baies et des sous-péninsules, jusqu’à l’échelle atomique, niveau où la mesure n’avait plus de sens. En fait, toute côte possédait, d’un certain point de vue, une longueur infinie.

Mandelbrot utilisa alors pour définir l’irrégularité de la côte non pas des dimensions entières (0, 1, 2, 3…), mais des dimensions fractionnaires. Surprise ! La côte de Bretagne présentait alors une rugosité qui restait constante quelque soit l’échelle d’observation : l’ouverture du compas n’influait pas sur la rugosité. Mandelbrot forgea alors un nouveau mot pour définir la nouvelle forme géométrique qu’il venait de découvrir : il l’appela fractale.

Deuxième surprise, on découvrit que les attracteurs n’étaient plus forcément des entiers mais pouvaient aussi être des nombres fractionnaires. Ces attracteurs, qualifiés d’étranges, étaient fortement dépendants des conditions initiales. Dans toutes régions occupées par l’attracteur fractal passaient autant de trajectoires que l’on voulait, et chacune de ces trajectoires connaissait une évolution différente des autres.

Il fut alors possible de donner une nouvelle définition du chaos : un comportement est chaotique si des trajectoires issues de points aussi voisins que l’on veut s’éloignent les unes des autres au cours du temps d’une façon exponentielle.

Ainsi, et c’est la une deuxième remarque fondamentale, l’existence de systèmes chaotique transforma la notion d’imprévisible.

Jusqu’alors, la science et le consensus général conduisaient à penser qu’une meilleure connaissance devait inéluctablement conduire à de meilleures prédictions. Le système chaotique montra qu’il n’en était rien, puisqu’il était impossible de prévoir à long terme son évolution.

La science chercha alors à reconnaître parmi les phénomènes qui se présentaient comme aléatoires ceux qui pouvaient être produits par un attracteur chaotique. Une technique mathématique simple fut mise au point. Elle trouva de nombreuses applications : analyse des électroencéphalogrammes ou des électrocardiogrammes, observation du système solaire et des objets cosmiques, évolution du cours des matières premières en Bourse, nouvelle vision des désordres sociaux et mentaux, propagation des maladies infectieuses et effets des vaccinations massives…

Credo

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Dans tous les domaines (physique, biologique, chimique, comportement des groupes ou des individus isolés…) peuvent être trouvés des états de chaos. Des lois mathématiques ou physiques simples peuvent générer des états chaotiques. L’évaluation et la modélisation de certains comportements ou systèmes sont impossibles, car des paramètres incontrôlés et de faibles amplitudes peuvent les faire évoluer dans un sens ou un autre. Cette analyse du chaos propose une nouvelle vision du monde. Il s’agit bien d’une révolution de la pensée. Mais au préalable nous devons réfléchir quelques instants sur les notions d’ordre et de désordre.

L’ordre est un des problèmes majeurs que toutes les mythologies, religions ou philosophies ont abordé et essayé de résoudre. Quel est l’ordre universel ? Quelle est la place de l’homme ? L’ordre fait-il partie de la nature et est-il soumis aux mêmes lois que le reste des êtres vivants ? Dispose t-il d’un libre arbitre ?

Auguste Comte a souligné qu’il existe toujours un lien, aussi ténu soit-il, entre la notion d’ordre naturel, d’ordre social et d’ordre moral. Tout désordre apparaît comme une imperfection, voire comme le Mal. En d’autres termes, il n’est pas indifférent à l’homme que la nature soit ou ne soit pas ordonnée, qu’elle recèle ou non tel type de désordre ou de chaos.

Quant au désordre, il est un terme complexe qui ne revêt pas le même sens pour tous. Pour l’un, le désordre sera un ordre idéal social ou naturel qui a été bafoué. L’autre cherchera derrière le désordre apparent un ordre caché : cela a été pendant longtemps le credo de la science. Le chaos déterministique est une dernière tentative pour conserver une certaine validité à cette vison du monde. Pour de nombreux hommes et en particulier de nombreux scientifiques, la recherche de l’ordre a été un véritable moteur.

Ainsi pour Einstein, la théorie de la relativité doit beaucoup à une inspiration de type religieux où le hasard n’a pas place. N’a-t-il pas dit « Dieu ne joue pas aux dés », ou encore « Reconnaissons à la base de tout travail scientifique d’une certaine envergure une conviction bien comparable au sentiment religieux, puisqu’elle accepte un monde fondé en raison, un monde intelligible », ou encore « Cette conviction, liée a un sentiment profond d’une raison supérieure dévoilée dans le monde de l’expérience, traduit l’idée de Dieu » et enfin « Je soutiens vigoureusement que la religion cosmique est le mobile le plus puissant et le plus généreux de la recherche scientifique ».

Einstein développa cette idée en prenant Kepler et Newton comme exemples : « Ces grands pionniers ont pu éclairer les rouages de la mécanique céleste, car ils avaient une profonde confiance en l’intelligibilité de l’architecture du monde ». La religion cosmique est donc opératoire, car elle est source d’énergie et définie un objectif épistémologique : la quête de l’ordre.

Cette lignée Kepler- Newton- Einstein remonte fort loin, et bien entendu à Pythagore et Platon.

La religion cosmique de Platon consistait à vénérer le monde qui comme le reflet de la raison divine. Le cosmos traduisait, pour les Grecs, l’idée du bon ordre, le fait que toutes choses étaient à leur place. Cette organisation avait été réalisée par le Démiurge, qui avait mis de l’ordre dans le chaos originel. Le Démiurge avait instauré partout le règne des formes et des proportions géométriques. Le monde n’était pas seulement ordonné, il était mathématiquement ordonné. Tout le travail de l’homme qui cherche consistait à retrouver les structures rationnelles qui avaient servi au Démiurge. Puisque celui-ci avait voulu créer un monde parfait, il avait utilisé les formes les plus parfaites. Aussi, à son exemple, l’homme devait-il utiliser des formes et les raisonnements les plus simples et les plus harmonieux.

Nous, Occidentaux, sommes les héritiers de Platon. Nous avons une vision structurée et ordonné du monde. Nous cherchons ce qui manifeste ou traduit le mieux les qualités de pureté, de simplicité, d’harmonie, de régularité et de transparence logique du monde.

Révolutions

Aujourd’hui, l’originalité révolutionnaire de la théorie du chaos nous invite à renoncer aux croyances platoniciennes : l’ordre en tant qu’ordre fondamental n’existe pas. Et lorsque existe un certain ordre, il peut engendrer un désordre imprévisible.

Ce regard nouveau propose une cohérence inédite qui englobe toutes les sciences. Ce qu’est cette nouvelle cohérence ? Certainement pas une théorie unifiante qui substituerait au cosmos statique des Grecs un cosmos évolutif. Cette cohérence n’apporte en soi aucune réponse. Elle définit simplement les conditions minimales pour reconnaître qu’un système, un monde, un individu sont en évolution.

La première des conditions minimales est qu’il existe une irréversibilité. L’avant est différent de l’après. Nous y reviendrons… La seconde condition est liée à la notion d’événement. Un événement ne peut, par définition, être déduit d’une loi déterministe.

Un évènement implique que ce qui s’est produit aurait pu ne pas se produire. Les lois des probabilités ne sont pas suffisantes pour le définir, car elles ne donnent qu’une moyenne et ne sont porteuses d’aucune signification. Or du point de vue de l’évolution, un événement n’a d’intérêt que s’il est porteur de sens. Ce sens véritable ne sera d’ailleurs peut-être perceptible qu’une fois l’événement advenu.

Le philosophe parlera d’existentialisme : il n’est pas possible de prédire le devenir d’un individu ni de le condamner pour un état passé qui n’est plus. Toutefois, la situation est plus complexe. L’homme se souvient, imagine, invente des corrélations, analyse… Est-il pour autant libre ? Est-il véritablement conscient et maître de son évolution? Ou au contraire, un effet papillon va-t-il brutalement faire basculer sa vie – coup de foudre, coup de tête ou illusion d’une réflexion précédent la décision ?

La franc-maçonnerie accepte l’évolution constante de l’individu et du monde dans lequel il évolue. Elle l’encourage même, en mettant à la disposition de l’homme techniques de travail et d’analyse, enseignement du respect de l’autre et de ses différences, pratique d’une recherche permanente sur soi et sur les autres. C’est là certainement un atout, une richesse qui permet de comprendre, d’évoluer plus vite que le courant, donc d’avoir une certaine prise sur le devenir en se plaçant en perpétuelle situation de bifurcation.

Rien de bien neuf dans ce rôle que joue la franc-maçonnerie. Ce qui serait neuf, par contre, c’est qu’elle nous invite à comprendre et à vivre un monde en perpétuel devenir où prévoir demain est illusoire, où rien n’est jamais acquis, pas même l’amour, pas même la connaissance.

Cette vision évolutionniste non prévisible du monde et des hommes est en opposition à la fois avec le principe de raison suffisante et avec la conception d’un monde organisé, régit par un ordre interne qui serait le fruit d’une conscience supérieur, Dieu, ou comme certains francs-maçons l’appelle : le Grand Architecte de l’Univers.

Le principe de raison suffisante proposé par Leibniz est simple. Il soutient qu’une cause produit des effets qui permettent de la restaurer. Ce principe de la réversibilité entre la cause et les effets est parfaitement décrit par un système où notre pendule évolue dans le vide, revenant indéfiniment à son point de départ. Dans un tel monde, passé et futur sont équivalents. Nous nous y campons en observateurs impartiales.

L’instabilité, la notion de bifurcation rendent ce monde parfait et le principe de raison illégitimes. Chaque bifurcation crée une différence entre passé et futur. Nous ne sommes plus neutres, mais influençons consciemment ou non le système. Celui-ci n’est plus le même dès lors que nous le décrivons. Et nous non plus ne sommes plus les mêmes… Ainsi le psychiatre écoutant et décrivant le patient modifie-t-il autant son client que lui-même. L’analogie est identique lorsqu’il s’agit de sciences dites expérimentales, et en particulier de la physique. L’observateur, en décrivant un phénomène, agit aussi sûrement sur le système et son évolution. Observateurs et observés ne sont ni impartiaux, ni indépendants.

La connaissance ne serait alors que le fait d’un regard et la conscience de l’imprévisible. Un véritable bouleversement, car les sciences et les hommes devront se remettre complètement en cause et fondamentalement modifier leur vision du monde.

Nous sommes alors entraînés dans une véritable mutation culturelle. L’ordre parfait n’existe pas. Pas plus l’ordre matériel que l’ordre comme réalité première plus ou moins divine, que le prêtre comme le scientifique invoquent pour essayer de comprendre le monde.

Nous allons devoir vivre en sachant que nous-même et le monde sommes en perpétuel devenir et que nous ne pourrons jamais, par définition, ni prévoir ni imaginer ce devenir.

Le chaos est premier. Le chaos est omniprésent. Le chaos est universel. L’existence d’un monde structuré, stable, en parfait équilibre, n’est qu’une illusion. Derrière l’ordre apparent nous devons chercher le désordre caché. Dieu est à l’agonie, Dieu est mort.

Sommes-nous pour autant orphelin ? Qu’allons nous faire dans une situation qui nie notre vision multimillénaire du monde ? Continuer comme si rien ne s’était passé ? Forger une nouvelle philosophie ? Construire une science qui nous ressemble ? Mais quels seront les fondements véritables d’une science du désordre? Et quel rôle jouera la Franc-Maçonnerie dans l’élaboration de réponses, elle qui à la chance de ne pas hésiter à se remettre en cause et à imaginer ce que sera demain ?